Comment évaluer globalement une solution technique par rapport au contexte de l’entreprise, l’activité et ses acteurs ?

Nous prenons l’exemple du Pick-to-Light – une technologie en vogue dans la Distribution-Supply Chain.

Pick to Light – Trouver la lumière verte pour  garer sa voiture

La technologie Pick to Light est connue par tous. Dans les parkings elle nous facilite la recherche d’une place libre à condition que le système soit visible, lisible et lié avec l’information sur le nombre des places disponibles par étage et le guidage fléché. Il faut veiller à la perception par les personnes atteintes du daltonisme et prendre en compte que tous les visiteurs ne connaissent pas le code culturel vert/rouge.

ergonea-pick-to-light

Trouver la lumière bleue pour repérer la place réservée aux personnes prioritaires

Dans le bus Heuliez GX 437, vu au salon Mobilité 2016, les LED en bleu signalent une place prioritaire. Elles sont positionnées au bord des sièges, à l’endroit où en général les mains des personnes en station debout se posent.

Mais dans la proposition actuelle, vous n’allez pas poser la main…car ces LED dégagent de la chaleur. Votre main viendra donc se positionner sur la partie supérieure du siège et va potentiellement obstruer l’espace de confort de la personne assise dessus et de plus, la LED va chauffer la manche de la personne assise au lieu de signaler la place prioritaire. Vous avez compris : dans un bus bondé, une LED à un tel endroit, peu importe la couleur, n’offre aucune aide. Et il manque toujours un éjecteur automatique, pardon, un lève personne, qui soulèverait les personnes non prioritaires à l’approche des personnes prioritaires !

ergonea-pick-to-light-2.png

Trouver la lumière pour indiquer les produits à prélever pour une commande dans Supply Chain

Dans les entrepôts de distribution qui préparent manuellement le contenu des commandes clients (la majorité des centres de distribution dans le monde), la solution pick-to-light offre de nombreuses promesses. L’opérateur prélève à l’endroit indiqué par la lumière une quantité affichée sur l’écran. Le papier, les étiquettes sont supprimés.

Du point de vue de l’ergonomie, la dématérialisation liée à la solution peut se traduire par une série de changements positifs  pour l’opérateur:

  • la réduction du nombre de caractères à lire (le traitement de l’information), à mémoriser pour la commande (quoi, où, combien), à rechercher
  • une réduction de certains gestes répétitifs associés à la gestuelle liée au papier ou/et à l’écran
  • un réaménagement potentiel des postes de picking avec une analyse globale

Le concept de l’analyse globale doit guider le projet d’implémentation de chaque solution technique car elle doit apporter les bénéfices sur 3 points :

  • Qualité : réduction des erreurs
  • Performance : augmentation de la productivité, de l’efficacité
  • Humain : préservation de la santé, amélioration de la sécurité, réduction de la fatigue et du stress, amélioration du confort, augmentation de la satisfaction et de l’acceptation, amélioration de la qualité de vie au travail

et elle doit répondre à de nombreux autres critères, comme par exemple business ou techniques.

En préparation de son implémentation il y a de nombreux éléments qui sont à prendre en compte par l’équipe de conception pluridisciplinaire.

  • Impact: quels sont les avantages et les inconvénients pour tous les acteurs de l’entreprise (opérateurs, finance, technique, maintenance, management) en terme de qualité, de performance et de santé ? Quels sont les gains/objectifs attendus ?
  • Analyse de l’existant et son évolution : comment cette solution technique s’insère dans un système existant ? Configuration du centre, disposition des produits, gestion des lots, circuit de préparation actuel, organisation du travail ? Quels seront les impacts ? Quels sont éléments à faire évoluer ?
  • Sens du client: Le client, représenté actuellement sur la commande papier ou sur écran, sous forme d’un numéro qui est reconnu par les opérateurs, et donne du sens au travail car le client n’est pas « un carton » mais un humain. Est-ce que le système pick to light change ce rapport ? Comment le client est personnalisé, signifié ?
  • Ergonomie : quels sont les effets d’une solution pick-to-light dans un système sociotechnique existant ou futur sur les opérateurs et leurs tâches, afin de prélever la bonne quantité de bons produits au bon endroit et faire un bon colis pour de bons clients.

Exemple de tableau-guide pour une évaluation experte d’un système pick-to-light

 

Aspect de perception (perception du système, du rangement, des tâches..)

Mental cognitif (apprentissage, mémoire, résolution de problèmes..)

Physique (rester debout, se déplacer, porter, tirer, déposer..)

Psychosocial (motivation, stress, ennui, charge de travail..)

TACHES        
Configurer une commande (admin)        
Réception et prise de la commande (OPI)        
Déplacement        
Recherche        
Vérification et prélèvement        
Dépôt et envoi        
EFFETS
Performance (temps)        
Qualité (gestion d’erreur)        
Santé        

(adapté du framework de Grosse&co 2014)

  • Satisfaction et motivation : en réduisant les tâches et les postures contraignantes associées, une certaine monotonie des tâches peut en être induite. Comment la gérer ?
  • Cadence et les marges de manœuvres: comment trouver une solution entre la cadence guidée par le système, où l’opérateur n’est qu’un exécutant, et une solution où la cadence est définie par l’opérateur avec un risque qu’elle soit encore augmentée ? ex. aller plus vite pour gagner en temps de repos, et « répondre au plus vite » au stimuli lumière
  • Vigilance et fatigue : la vigilance semble augmentée dans ce système, car il faut être attentif au stimuli lumière. Quel est l’effet individuel, sur la fatigue ? Quel est l’effet de cette concentration entre les opérateurs, dans un environnement social et technique ?
  • Déplacement : comment le système va gérer les déplacements des opérateurs pour aller chercher les produits ? Selon quels critères ? Combien de références et sur quelle distance ? Comment trouver des bonnes solutions pour réduire les contraintes de déplacement tout en gardant le déplacement comme posture dynamique, une dynamique de récupération ?
  • Poste : faut-il un poste fixe ou mobile pour la réception et la consolidation des commandes ?
  • Réorganisation : lors de l’implémentation du système sur les racks existants ou de nouveaux racks, l’organisation du travail, les outils, les méthodes (picking en parallèle, zone statique, zone dynamique) et les gestes associés doivent être réévalués, en prenant en compte les tailles des contenants, la fréquence d’utilisation, le nombre de prélèvements. Quelle organisation du travail mettre en place pour le déploiement de l’outil pick-to-light (car ce n’est qu’un outil) ?
  • Mode dégradé : si le système de fonctionne pas momentanément, quelle est la solution à mettre en œuvre sans impliquer des effets sur la performance, la qualité et la santé ?

ergonea-pick-to-light-3.png

Comment concrètement évaluer une solution technique en donnant la parole aux différents experts et des points de vues pluriels ?

Comment lister les problématiques à prendre en compte et converger sur la décision ?

La méthode de créativité appelée Walt Disney et décrite par Robert B. Dilts est adaptée à l’évaluation des solutions techniques en utilisant les données plurielles et en faisant appel aux différents acteurs de l’organisation, une équipe pluridisciplinaire, dont l’ergonome fait partie. L’exploration de la solution s’effectue selon les expertises, les expériences.

L’évaluation commune est faite en 3 points de vue distincts en partant du besoin, du challenge qui a amené la recherche d’une solution technique.

1. Point de vue rêveur : ambition

  • Quels sont les besoins de l’organisation, des utilisateurs ?
  • Quel est l’objectif ?
  • Quel est le but du projet ?
  • En quoi est-il motivant ?
  • Quels sont les bénéfices directs ?
  • Qu’est-ce qui est résolu directement par cette solution ?
  1. Point de vue réaliste
  • Que devez-vous faire pour la mettre en œuvre ?
  • De quelles ressources avez-vous besoin ?
  • Pour faire quoi ?
  • Quels obstacles risquez-vous de rencontrer ?
  • Comment les contourner ?
  1. Point de vue critique
  • Quels sont les avantages ?
  • Quels sont les inconvénients, les points faibles ?
  • Quels sont les risques, les coûts ?
  • Quels éléments l’entreprise ne maîtrise pas ?
  • Qu’est-ce qui peut être amélioré ?

Les réponses à ces questions aboutissent à une évaluation complète.

Ce travail permet de lister les problèmes en les confrontant aux différents facteurs et points de vue, afin d’évaluer les impacts. Suite à cette évaluation l’équipe décide de la stratégie à mettre en place.

La technologie facilite notre vie, à condition qu’elle soit adaptée aux besoins, au contexte, aux utilisateurs. Cette adaptation se fait grâce aux données de l’évaluation de la technologie par les différents acteurs : utilisateurs, exploitants, ergonomes, acheteurs, maintenance, constructeurs…

La friction entre les espaces individuels et collectifs

Lors de nos missions d’ergonomie en aménagement, nous constatons le paradoxe entre une envie d’espaces de travail plus agiles, plus collaboratifs, communicants, ouverts et un besoin de concentration, d’un espace confidentiel, délimité par rapport à autrui, des postes de travail avec un traitement acoustique. Les fabricants du mobilier de bureau proposent donc des mini-forteresses.

La crainte est réelle d’une promiscuité dans les espaces ouverts/partagés où les conversations des uns et des autres sont subies par les voisins à proximité.

Le contenu de l’article de HBR France donne raison à ceux qui demandent les mini-forteresses car « l’être humain est physiologiquement conçu pour être distrait : à l’époque où son environnement était plus hostile, il lui fallait en effet être attentif au mouvement, au bruit, pour repérer un éventuel prédateur. Il n’est donc pas naturellement fait pour la concentration. C’est d’ailleurs pour cela qu’il la perd si facilement. »

Mais comme l’auteur pointe dans la conclusion, tant que le Français reste attaché à son bureau individuel attribué, la diversification des espaces de travail ne peut pas s’opérer.
Le concept de l’environnement dynamique (pas de place attribuée) n’est pas plébiscité, ni par les entreprises françaises, ni par les collaborateurs, alors qu’il porte la promesse d’un choix : « je travaille où je veux, quand je veux, avec qui je veux. »

Est-ce en lien avec les constats de Thomas Coutrot (1999) d’une « autonomie contrôlée » et d’une « coopération forcée » ou d’un manque d’autonomie des collaborateurs dans les entreprises françaises pointées dans les enquêtes d’EUROFOUND, Dares ?

L’attachement au bureau individuel est-il lié à une forme de reconnaissance, au besoin d’intimité, au signe d’attachement physique et affectif à l’entreprise ? … Même les jeunes, futurs managers, interrogés lors de l’enquête « Mon bureau de demain » par ESSEC (2013), préfèrent les bureaux dans un espace fermé et partagé, tout en plébiscitant les bureaux type start-up californienne et les espaces collectifs.

ergonea-mon-bureau-de-demain

Sur différents projets concernant l’aménagement des espaces tertiaires, nous constatons des orientations et des tendances :

  • les espaces se réduisent (choix économique), ils « s’ouvrent », et des benches 4 ou 6 sont installés
  • Les cloisonnettes entre les postes de travail montent de plus en plus haut
  • les boxes collaboratifs pointent le nez timidement (faute d’espace), malgré de forts encouragements : La norme NF S31-119, de juillet 2015, sur les performances acoustiques des espaces ouverts de bureaux, nous indique 1 à 3 salles de repli pour 15 postes en fonction de l’activité
  • les salles de réunions prévues pour plus de 10 collaborateurs sont toujours privilégiées au lieu des boxes
  • les espaces de convivialité se développent avec un soin apporté au confort, au design, à l’esthétique, mais avec peu de références faites à la marque de l’entreprise
  • les collaborateurs peuvent être fortement encouragés à « faire du home-office » (télétravail) mais ils restent attachés, non seulement au bureau individuel, mais « à venir au bureau » (où parfois « avoir un poste de travail’ est assimilé à « avoir du travail »)
  • les espaces de créativité pour les « design thinkers », les fab lab pour les « design makers » apparaissent plutôt dans les entreprises high-tech

La tension entre l’individuel et le collectif est palpable. L’enquête de JLL & CSA (2015) sur la performance des collaborateurs et l’environnement de travail confirme que « la bonne articulation entre individuel (capacité à s’isoler) et collectif (sentiment de communauté) correspond à une attente majeure des salariés encore insuffisamment satisfaite ».

Comment la traiter ? Comment trouver une solution adaptée à chaque entreprise pour offrir d’excellentes conditions de travail ?

Dans l’état actuel, en tant qu’ergonomes devons-nous encourager la concentration individuelle (qui somme toute, est en adéquation avec l’évaluation individuelle des objectifs) en investissant dans les mini-forteresses et le traitement acoustique, le développement des zones de collaboration en périphérie avec une séparation des espaces en 3C : Concentration, Collaboration formelle & informelle, Convivialité ?

Ou/et influer auprès du management sur la remise en question de l’organisation du travail, des outils, pour rendre les collaborateurs réellement autonomes, mobiles, participatifs, impliqués dans la communauté, le collectif, dans la définition du travail, l’organisation et la gouvernance ?

Les aménagements d’espaces de travail et les outils à disposition doivent constituer des supports facilitant le travail des collaborateurs de l’entreprise, mais la définition des modes de travail et leur caractérisation selon les métiers doivent être réalisées au préalable, en amont, avec l’ensemble du management.

https://www.ergonea.com